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Famille

Ayant été élevée au milieu de ce que les Anglais appellent «the extended family», avec des tas de tantes, oncles, cousins et cousines, mais tous du côté maternel, du côté Cinqualbre j’avais très peu de famille, et certainement pas à Halluin.

François Cinqualbre, mon grand-père, avait quitté son Auvergne natale pour échouer – Dieu sait pourquoi ou comment? – à Halluin où il avait épousé Catherine Catay en 1875. Marraine Catherine et parrain François eurent cinq fils: Alphonse, mon père, 1876; Arthur, 1877, mort à neuf mois; Maurice, 1878; Paul, 1881; et Antonin, 1885. Je ne sais pas pourquoi les fils Cinqualbre firent tous leur service militaire dans la marine, sauf mon père qui, trop petit avec son mètre cinquante-quatre, avait été rejeté au Conseil de révision et mis dans la réserve.

Il faut d’entrée préciser que tout ce que je sais de la famille de mon père me vient de ma mère. Je n’ai jamais entendu mon père parler de sa famille ou de son enfance ou de ses relations en Auvergne: il n’en parlait jamais. Les quelques bribes que j’ai ramassées ici et là, au cours des conversations de ma mère, étaient très probablement teintées par le fait qu’elle détestait sa belle-famille, avec raison d’ailleurs. D’après Mère, Catherine était une femme dure, avare, neurasthénique, alors que François était un homme facile, bon enfant, menant une petite vie tranquille, autant que le lui permettait le caractère de sa femme.

Les bougnats de tradition étaient soit marchands de charbon ou marchands de parapluies. Il faut se souvenir qu’à l’époque les parapluies étaient des accessoires non seulement nécessaires, mais indispensables; à la fin du XIXesiècle, les gens marchaient beaucoup pour aller au travail, faire les courses, les visites. Les transports locaux étaient rares et il n’y avait pas de voitures. François avait un très beau magasin de parapluies, cannes, etc., dans la rue des Ecoles et faisait de bonnes affaires. En plus, il avait inauguré un système de vente à tempérament pour les jeunes mariés: il leur fournissait leurs premiers meubles moyennant un acompte, et, une fois par semaine, il faisait sa tournée pour aller toucher les quelques francs que ses clients lui devaient. Catherine s’occupait des finances, faisait des économies et achetait des actions; son plus grand plaisir était de couper ses coupons et de toucher ses intérêts. Evidemment, elle était très ignorante et se laissa prendre plus d’une fois, achetant des bons russes et des actions dans les Tramways de l’Himalaya! Pour terminer l’histoire de Catherine, la mort de deux de ses fils à la guerre de 14 et les pertes d’argent qui en furent la conséquence la plongèrent dans une profonde dépression et, en 1916, elle se pendit dans sa garde-robe. Mère m’a souvent raconté que parrain François, ayant reçu les consolations des voisines affairées, émergea du torchon où il sanglotait et, regardant ma mère d’un petit œil rieur, murmura: «Ma bonne Louise, on en est tout de même débarrassé...» Sans commentaire...

François passait le plus clair de son temps dans son atelier au fond du jardin, où il réparait les parapluies et s’occupait de ses canaris. Quand Catherine lui apportait un parapluie avec une baleine tordue, François la redressait sur son genou et lui disait: «Ça fera cinq sous...» – «Voleur...» disait-elle.

Maurice et Antonin eurent des fins tragiques. Maurice mourut à 28 ans de la tuberculose. A l’époque, le traitement de la tuberculose était le repos et un séjour en montagne. Donc Maurice fut envoyé en Auvergne, à la ferme familiale. «Cros-de-Monvert», endroit misérable avec un climat très dur, soutenait à peine la famille et, en plus, la fille de la maison était elle-même tuberculeuse. Maurice revint après quelques mois, plus mal que jamais, et mourut peu après.

Quant à Antonin, il suivit ses frères dans la marine, qu’il détesta. Venu en permission, il refusa d’y retourner et fut naturellement traité comme déserteur. Arrêté, la police l’emmena à Lille par le train. Antonin se jeta du train en marche et fut tué sur le coup: grand scandale à Halluin, évidemment.

Paul fit toute sa carrière dans la marine et fut nommé quartier-maître à l’Arsenal de Toulon. Décoré de la Légion d’honneur, il prit sa retraite peu avant la deuxième guerre. Evacué de Toulon, il mourut dans le centre de la France, mais je ne sais ni où ni comment. Il avait épousé une Provençale, Claire Gambarazza, qui était la femme la plus sotte que j’ai jamais rencontrée. Je ne l’ai jamais entendue terminer une phrase; elle commençait, disait quelques mots, secouait la tête et il fallait deviner le reste. Leur fils, Jo, était un bellâtre, gâté-pourri par Claire, pas très intelligent, mais gentil, avec des manières engageantes. Oncle Paul avait été obligé de lui acheter une voiture. Jojo allait faire du ski, sport très cher à l’époque, et était mêlé à la jeunesse dorée de la Riviera. Il rencontra Marthe en faisant du ski. Les parents de Marthe étaient bouchers à Arles, mais la sœur de sa mère, qui était aussi sa marraine, avait épousé un Monsieur Désir qui était homme d’affaires sur la Côte et très riche. Ne pouvant avoir d’enfants, ils avaient en quelque sorte adopté Marthe. Quand Jojo épousa Marthe, M. Désir les installa dans un bel appartement à Cannes et nomma Jojo directeur d’un de ses cinémas. Tout allait pour le mieux quand MmeDésir mourut d’un cancer. M. Désir s’empressa de se remarier avec une femme vingt ans plus jeune que lui qui rapidement lui donna un fils. Marthe, qui n’avait jamais été adoptée officiellement, fut mise à l’écart, Jojo fit de mauvaises affaires pendant la guerre et tout se termina par un divorce. Jo et Marthe avaient eu deux filles, Mireille et Annie. En 1945, je fus envoyée chez Jo pour passer un mois sur la Riviera (je pense que mes parents espéraient que j’allais oublier Mel que j’avais rencontré à Noël 1944!). Pendant mon séjour, la petite Annie qui avait 7 ou 8 ans et qui, avec sa soeur, passait ses vacances chez ses grands-parents à Arles, fut tuée par un camion de l’armée américaine. En résumé, la famille Cinqualbre eut une histoire plutôt misérable et, de toute évidence, Père n’en avait pas de bons souvenirs, d’où sa réticence sur le sujet.

La seule relation de Père dont je me souvienne, c’est tante Marie. Tante Marie était la sœur de marraine Catherine; une petite belette de femme, avec des petits yeux très bleus, un nez pointu, des cheveux tirés dans un petit chignon, et toujours habillée de noir, comme beaucoup de femmes de sa génération: gros bas de laine noirs, longue jupe noire, avec des plis religieuse et de la passementerie, corsage noir avec des nervures et col droit fermé au cou par un camée, elle devait avoir dans les 70 ans. Elle avait été mariée et avait habité du côté de Wasquehal, dans les environs de Tourcoing. Mère m’a souvent raconté que tante Marie allait avec quelques commères du quartier au Cinéma Le Fresnoy: grand moment! C’était l’époque du cinéma muet: tante Marie étant la seule à savoir lire, elle trônait au milieu de ses copines et leur lisait les sous-titres...

Toujours est-il que vers 1928-29, tante Marie, devenue veuve, vint habiter Halluin. Comme je l’ai dit, mes grands-parents avaient un magasin rue des Ecoles, dont Père avait hérité. Derrière la rue des Ecoles, il y avait une petite rue, la rue de la Paix, avec des vieilles maisons, des vieux pavés, tout à fait minable, mais Père avait aussi hérité une maison qui faisait corps avec le magasin. La maison était une masure juste bonne à abattre et Père fit construire une maison d’ouvrier mais avec un très grand garage. Au-dessus de celui- ci, il y avait un studio spacieux qui devint l’atelier de dessin de ma sœur Denise.

Denise était très douée pour le dessin, la peinture et les arts décoratifs; elle avait fait ses études aux Beaux Arts à Roubaix ou à Lille et s’était spécialisée dans la composition décorative pour les textiles, c’est-à-dire qu’elle créait les dessins pour le linge de table, le linge damassé, les nappes, etc. C’est une spécialité, car ces dessins doivent être construits de manière à pouvoir être traduits géométriquement sur un papier quadrillé où chaque petit carré représente un fil, et les dimensions doivent tenir compte du nombre de fils sur la trame. Denise y excellait, sa réputation s’établit et ses dessins furent achetés par les usines des environs. Dans les années qui précédèrent la guerre, Denise, mariée et installée à Courtrai, continua à travailler et présentait une fois par an sa collection de dessins, dont beaucoup étaient achetés par les Américains qui venaient régulièrement à Courtrai pour étudier les nouvelles collections de linge de table. Qui veut maintenant des nappes et des serviettes (encore moins des draps) en pur fil qui doivent être repassées et même amidonnées, alors qu’une nappe en polyester fait tout aussi bien l’affaire?

Pour en revenir à la maison de la rue de la Paix, Père y installa tante Marie et elle y vécut jusqu’à sa mort, aux environs de la guerre. Pour des raisons mystérieuses, tante Marie s’était prise d’affection pour moi et, tous les jeudis, jour où il n’y avait pas école, j’allais déjeuner chez elle; elle me faisait des frites sur son petit gaz. C’est elle qui m’acheta la traditionnelle montre en or pour ma communion et je me souviens très bien que nous sommes allées – Mère, tante Marie et moi – à Menin chez le bijoutier Vereecke pour choisir ma montre, une Omega, que j’ai conservée et portée tous les jours jusqu’à mon mariage. C’est aussi tante Marie qui m’acheta un couvert en argent, gravé à mes initiales, pour aller en pension. Je l’ai d’ailleurs toujours, ainsi que les couverts en argent aux initiales de Père, Mère et Maurice qu’elle leur avait aussi achetés. Je suppose que ma nièce Louise a le couvert de sa mère. Certainement, tante Marie en avait donné à chacun un. Avec le recul, je suppose que tante Marie avait de très petits moyens et Père considérait de son devoir de s’occuper d’elle, la dernière survivante de la famille Catry. Si j’ai bien compris, Catherine avait trois sœurs: Marie, Léonie et Joséphine, et un frère, Henri. Joséphine et Henri sont morts bien avant ma naissance; je me souviens vaguement de Léonie qui avait épousé un douanier, et puis il y avait tante Marie... Il faut dire qu’il y a de tout cela près de trois quarts de siècle... histoire ancienne s’il en fut!

Par contre, la famille de ma mère figure largement dans mes souvenirs d’enfance. Parrain Auguste et marraine Ninie (Sidonie) avaient eu onze enfants dont trois étaient morts en bas âge; huit avaient survécu et tous, à l’exception de tante Pauline, vivaient à Halluin ou à Menin. Parrain était tisserand à l’usine Loridan; il ne savait ni lire ni écrire, mais il savait parfaitement la date de naissance de ses enfants, et quand l’un d’eux atteignait ses 14 ans, Auguste arrêtait M. Loridan durant sa tournée de l’usine et lui disait: «M. Henri, mon Louis (ou Paul ou Louise ou Julien) va avoir 14 ans, où allez-vous le mettre?», et Henri Loridan trouvait du travail pour les enfants d’Auguste. A l’époque, les conditions de travail étaient dures, mais les relations entre patrons et ouvriers sur le plan personnel, dans une petite ville comme Halluin, étaient relativement bonnes; les patrons connaissaient tous leurs ouvriers, leur famille et en prenaient soin. Je parle ici de la fin du XIXesiècle; Auguste et Sidonie s’étaient mariés en 1873, et ma mère, qui était la cinquième ou sixième de la famille, était née en 1881, donc tous les enfants travaillaient avant la fin du siècle.

Auguste était un petit homme trapu, avec des yeux noirs et des cheveux noirs et bouclés dont tous ses enfants avaient hérité sauf Louis et Pauline, qui avaient le teint et les yeux de leur mère. Sidonie était une femme plutôt sèche et mince, avec des yeux pâles et des cheveux plutôt fins. Tous les deux étaient Flamands et parlaient presque toujours le flamand. Marraine Ninie était toujours habillée de noir, comme tante Marie, et quand elle allait voir un de ses enfants elle mettait son manteau et son chapeau «des dimanches». Le manteau était noir, tout droit jusqu’aux chevilles, avec des galons de passementerie formant une large bande juste au-dessous des genoux; son chapeau était ce qu’on appelle dans le Nord un «scutch»; c’est un chapeau un peu comme un pain de sucre, avec une découpe derrière pour le chignon, tout orné de jais et d’incrustations; il se nouait sous le menton avec un immense nœud de satin noir. L’hiver, elle portait une étole en skons qui se terminait par de belles petites queues. J’ai très peu de souvenirs de mes grands-parents, car parrain Auguste est mort dans les années vingt et marraine Ninie en 1932; je venais d’entrer en pension et on est venu me chercher pour aller à l’enterrement. Je sais que marraine Ninie est morte d’un ulcère à la jambe qui est devenu gangréneux. Maintenant, on amputerait, mais à l’époque, non.

Comme elle avait sept enfants vivant tous à moins de deux kilomètres, chacun d’eux prit un jour de la semaine pour la soigner, et elle mourut dans son lit. Mère m’a souvent raconté que le doyen était venu la voir; au-dessus de son lit, elle avait une très belle photo de toute sa famille (j’en ai une copie, malheureusement très abîmée) et comme le doyen la félicitait d’avoir de tels enfants, Sidonie lui dit: «J’en ai eu trois de plus, et pas un seul péché mortel dans le tas...»

Jusqu’à la fin de sa vie, marraine Ninie habitait toujours une petite maison d’ouvrier attachée à l’usine et, chaque jour, elle allait déjeuner chez l’un de ses enfants. Elle eut le grand plaisir de voir mon frère qui commençait à faire de bonnes affaires venir la chercher dans une belle voiture, une Oldsmobile, pour aller manger chez Louise; tout le voisinage était sur le trottoir pour la voir partir... Quand j’y pense, c’est tellement loin et différent, c’était vraiment un autre monde.

Le Nord, très catholique, était connu pour ses familles nombreuses, ce qui était le cas pour mes grands-parents. Tous leurs enfants étaient nés avant la fin du siècle (le XIXe), et moi-même étant née en 1921, ils avaient tous atteint l’âge mûr quand j’ai pris conscience d’eux. J’étais plus jeune que mes cousins et cousines, à l’exception des deux filles de tante Gabrielle, un peu plus jeunes que moi. A mes yeux, mes oncles et tantes étaient plutôt vieux et leur vie était faite; je ne sais presque rien de leur jeunesse et je les ai toujours considérés comme parents plutôt que comme individus.

Oncle Louis, l’aîné, était un petit homme trapu comme son père mais avec les yeux délavés de sa mère et le poil rare des Deleu, marraine Ninie était née Deleu. Je crois qu’elle était née Française, mais à l’époque les épouses prenaient la nationalité de leur mari et parrain Auguste était Belge. Comme ils habitaient la France, leurs fils pouvaient choisir leur nationalité, chose importante pour le service militaire, obligatoire en France mais qui n’existait pas en Belgique. Louis choisit la Belgique, se maria jeune et s’installa aux Baraques. En fait, sa fille aînée, Rachel, était plus vieille que tante Gabrielle, la dernière-née de marraine Ninie. La famille de Louis Vermeersch était tout à fait flamande et nous avions peu de contacts avec eux. Tante Léontine, la femme de Louis, mourut d’un cancer au foie, peu avant la deuxième guerre et Louis se remaria quelques années plus tard avec la veuve Delbaere dont un fils, Paul, avait épousé ma cousine Simone, la fille de tante Clémence, dont l’histoire suit...

Oncle Julien, lui, était assez grand et avait les cheveux drus et bouclés, sourcils et yeux noirs: un vrai Vermeersch. Je crois qu’il était Français, mais il épousa une Belge et se fixa lui aussi aux Baraques. Il eut deux filles, Jeanne et Yvonne. Jeanne, après son mariage, alla habiter Cambrai, mais Yvonne, qui avait à peu près l’âge de ma sœur, travaillait à Halluin dans un grand magasin, Les Cent-Mille Chemises, où elle était vendeuse et faisait des retouches aux vêtements que les clients achetaient. Elle eut, paraît-il, une longue liaison avec le patron du magasin, M. V., qui l’aida à ouvrir une boutique de modiste lorsqu’elle se maria avec un électricien, Albert Gadenne. Yvonne, ma sœur Denise et Simone étaient très amies, toujours ensemble, et je les ai très bien connues. Ma mère, Louise, et ses deux sœurs, Clémence et Bertha, étaient très proches, ainsi que leurs enfants. Quoique beaucoup plus jeune, j’étais toujours mêlée à ce petit cercle que je rencontrais presque tous les jours à Halluin.

Oncle Paul était l’élément le plus haut en couleur de la famille. Grand, un vrai caractère, avec un visage buriné et maigre comme un clou, c’était un bel homme. Il avait épousé Marthe Lecomte, femme tout à fait incolore et sotte à souhait, mais très gentille. Paul avait opté pour la nationalité française et fait son service militaire. Je pense qu’il «fréquentait» Marthe à l’époque et avait choisi d’être Français pour lui plaire. Toujours est-il qu’ils eurent quatre enfants: Suzanne, Julien, André et Arthur. Leur grand chagrin fut qu’Arthur était un «retardé» qui créa de gros problèmes à l’âge de la puberté et finit dans un asile d’aliénés où il mourut jeune d’ailleurs. Quand l’oncle Paul prit sa retraite, il s’installa au Mont d’Halluin et cultiva son jardin; mais tous les dimanches il se mettait sur son trente et un, avec un beau pardessus en ratine noire et col de velours, un chapeau melon sur la tête, et il descendait pour aller prendre l’apéro à la douane où il avait ses cafés de prédilection. L’apéro pour lui consistait à enfiler une bonne douzaine de «pintes» avec quelques petits coups de rhum entre deux; vers une heure de l’après-midi, ayant vu tous ses copains et visité ses bistrots préférés, Paul, saoul comme un Polonais mais droit comme un i, reprenait le chemin du mont d’un pas ferme et allait manger son dîner que Marthe lui tenait au chaud, après quoi il allait se coucher et ronflait jusqu’au lendemain, pour remettre ça le dimanche suivant. En semaine, il ne buvait jamais, même pas une goutte de bière.

Ma mère et ses sœurs, Clémence, Bertha et Gabrielle, étaient toutes des Vermeersch et je suis bâtie exactement comme elles: courte, épaisse, avec un teint clair et la chevelure robuste que j’ai passée à Maurice, sauf qu’elles étaient brunes et bouclées. Clémence n’eut jamais un cheveu gris: dans la soixantaine, Bertha pouvait s’asseoir sur ses cheveux.

Tante Clémence avait ce qu’on appelle dans le Nord «un cul à porettes», ce qui veut dire que, comme quelqu’un assis sur un coussin rempli de noyaux de cerises (des porettes), il lui fallait toujours changer de place; et elle a déménagé je ne sais combien de fois, ouvrant une épicerie, tenant un café (ce qu’elle préférait car elle aimait avoir du monde autour d’elle), constamment en mouvement. Son mari, Polydore Gadeyne, était menuisier, mais Clémence ne lui laissa jamais le temps de s’installer et de monter une affaire: il fallait toujours aller ailleurs. Ils avaient une fille, Simone, qui était une beauté. Elle avait un teint absolument de lait, des yeux verts et les cheveux des Vermeersch, mais d’un blond doré magnifique. Je me souviens être une fois allée chez tante Clémence alors qu’elle était en train de brosser les cheveux de Simone: assise sur une chaise, ses cheveux traînaient par terre, une véritable cascade d’or. Naturellement, Simone avait des admirateurs, et un jeune vantard, Paul Delbaere, pour faire le fanfaron devant ses copains, jura qu’il l’aurait. Il tint parole et Simone se trouva enceinte à 17 ans, scandale épouvantable à l’époque! La seule solution était le mariage en vitesse. Paul n’était pas bon à grand-chose et, mis au ban de toute la famille, il n’était que toléré.

Après avoir ouvert un magasin de peinture et papiers peints et d’autres affaires qui ne marchèrent jamais, Paul et Simone reprirent un café à la douane, qui, grâce à Simone, fut un succès et permit à Paul de se flanquer une cirrhose carabinée dont il mourut peu après la guerre. Le bébé fut une fille, Nelly, qui épousa Jean Denaes et partit pour l’Australie où il était acheteur de laine. Je crois que Maurice les a rencontrés une fois avec leurs deux filles alors qu’ils étaient en visite chez Simone à la douane en 1969-70.

Oncle Polydore ne se remit jamais de ce qui était arrivé à sa fille et suivit simplement Clémence dans ses nombreux déplacements. Tante Clémence finit tristement: peu avant la guerre, après la mort de Polydore, elle fut atteinte d’une forme d’arthrose assez rare qui l’immobilisa complètement en quelques semaines. Alitée pendant presque dix ans, elle fut soignée avec beaucoup de dévouement par Simone et Paul. Après son veuvage, ma mère allait la voir tous les jours et Clémence mourut peu après mon mariage.

Tante Bertha était celle que je connaissais le mieux, et je la traitais presque comme une seconde mère. Elle s’était mariée peu avant la guerre de 14 avec André Lecomte, qui était soit un frère soit un cousin de tante Marthe, la femme d’oncle Paul. André fut mobilisé en août 1914 et fut très vite fait prisonnier. Il ne revint à Halluin qu’au début de 1919; sa fille Andrée, que tout le monde appelle toujours Ninette, née en 1915, avait 4 ans et n’avait jamais vu son père. Bertha et André eurent un fils en 1920, mon cousin Henri et, un an plus tard, André, Bertha et Henri contractèrent la typhoïde. André, qui ne s’était pas remis des séquelles de son séjour en Allemagne, mourut en quelques jours et Bertha se retrouva veuve n’ayant vécu avec son mari que deux ou trois ans et en ayant été séparée pour la même durée et même plus. Elle se remaria avec Gustave Dumortier.

Oncle Gustave était lui-même veuf avec trois enfants. Il avait épousé successivement deux sœurs, Sophie et Blanche Lecomte (toujours de la même famille). La première était morte peu après la naissance de sa fille, Antoinette, et la seconde mourut de la tuberculose après avoir eu deux enfants, Blanche et Raymond. Gustave était imprimeur et avait un magasin sur la place de l’Eglise, avec un grand atelier derrière où il faisait les imprimés. La maison était une vieille baraque dont les planchers fléchissaient sous le poids quand on y marchait. Il y avait le magasin, puis le bureau de mon oncle, puis on descendait quatre marches de pierre bleue dans une énorme véranda construite sur toute la largeur de la maison et qui était le vrai living-room de la famille. Tante Bertha s’occupait du magasin et, quand on entrait et qu’on faisait fonctionner la sonnette, pour lui éviter de se déranger on criait bien fort: «C’est moi!» et on allait directement dans la véranda. Tante Bertha sortait de sa cuisine et disait «Ah! c’est toi?» et on y taillait une bavette. J’aimais surtout y aller à l’heure du goûter. Tout le monde s’installait autour de la grande table, couverte d’une toile cirée; tante Bertha distribuait les jattes et coupait les tartines. C’est Raymond qui m’a appris les délices d’une grosse tartine bien beurrée et couverte de sel qu’on trempait dans la jatte de café au lait et qu’on mangeait en tenant un gros morceau de sucre dans la main gauche avec lequel on faisait un «canard»: une bouchée de tartine salée et un croquant de canard en même temps: un vrai délice!

Mon cousin Henri devança l’appel et s’engagea dans les hussards, aimant beaucoup monter à cheval. Né en 1920, engagé à 18 ans, il était juste prêt pour la guerre en 1939. Par une triste coïncidence, lui aussi fut fait prisonnier et passa comme son père cinq ans en Allemagne. Il s’installa à Menton où il devint agent immobilier, mais il avait été très aigri par sa captivité, fit un mariage assez malheureux et mourut d’un cancer à la gorge quand il avait la soixantaine. Quand nous étions petits, nous jouions souvent ensemble, mais il avait un caractère difficile. Les Lecomte avaient la réputation de ne pas être faciles et étaient surtout très butés. Henri était le plus jeune dans une famille de cinq gosses, dont trois n’étaient pas ses frères et sœurs, ce qui n’était pas une situa- tion idéale. C’est souvent à tante Bertha que j’allais me confier, car ma mère était une femme plutôt dure qui n’avait pas le temps «pour toutes ces histoires».

Après la mort de mon père, en 1947, Mel et moi venions de nous fiancer et, veuve, Mère était au désespoir à l’idée que j’allais partir à l’étranger, surtout que Mel venait de trouver une situation à Dublin chez Air Lingus. L’Irlande à l’époque, autant dire Tombouctou! C’est tante Bertha qui m’encouragea à partir: «Va-t’en», me dit-elle. Et va-t’en vite, avant que ta mère n’aie le temps de s’habituer à ce que tu sois là. A son âge, elle est encore bien et elle s’y fera. Si tu attends, il peut lui arriver quelque chose et tu seras clouée. Fiche le camp aussi vite que tu peux.» J’ai suivi son conseil et je ne l’ai jamais regretté. Vers la fin de 1947, je suis allée en Irlande faire la connaissance de ma future belle-famille et régler les formalités assez compliquées pour notre mariage!

J’ai quitté la France définitivement un an après la mort de mon père et, comme l’avait prédit tante Bertha, une fois revenue du choc de mon départ, Mère se ressaisit, décida de diviser la maison en deux appartements, louant celui du rez-de-chaussée avec le jardin, et se réservant les étages. Une fois bien installée, elle se paya des vacances en venant passer quinze jours à Dublin. Au grand ébahissement de la famille et des amis, elle alla prendre l’avion à Paris et débarqua à Dublin. Pour une veuve de 69 ans, ce n’était pas un voyage, c’était une épopée qui lui gagna l’admiration de tous.

Tante Pauline était la seule des huit enfants à ressembler à sa mère, avec des cheveux blondasses et des yeux clairs. Elle fut toujours l’énigme de la famille. Pendant la guerre de 14, elle partit comme infirmière et rencontra un grand blessé, Louis Darchis; ils étaient tous deux devenus (à ce qu’on m’a dit) dépendants de la morphine. Elle l’épousa et alla s’installer à Liège. On avait rarement de ses nouvelles et je crois l’avoir vue deux ou trois fois, pour un enterrement ou un mariage probablement, mais je pense qu’elle n’est même pas venue pour les obsèques de sa mère en 1932. C’était incontestablement la rebelle de la famille, et on en parlait à voix étouffée en levant les yeux au ciel. J’imagine que c’était tout simplement une fille qui avait voulu s’évader d’Halluin et avait eu le courage de le faire.

Tante Gabrielle, la dernière de la famille, devait avoir une bonne dizaine d’années de moins que ma mère et s’était mariée assez tard avec un Espagnol, Rufino Herranz. Comment avait-il échoué à Halluin? Mystère... C’était un ouvrier qui parlait le français avec un accent effroyable. Un vrai paysan; il n’aimait que cultiver son jardin. Il travaillait à l’usine, à l’encollage – qui est un métier très dur – puis rentrait vite pour bêcher, sarcler, cruauder; et tante Gabrielle avait toujours plus de légumes qu’elle n’en avait besoin. Des braves gens qui tiraient éternellement le diable par la queue et se débrouillaient comme ils pouvaient. Heureusement, tante Gabrielle avait un caractère plutôt jean-foutre et ne se faisait pas trop de souci. Ils avaient deux filles, Thérèse et Rosita, toutes les deux, surtout Thérèse, avec des traits méditerranéens et un teint légèrement bistre. Rosita était très jolie, avec des yeux noirs et une tignasse toute frisée. Quand j’allais (rarement) dîner chez eux, j’étais toujours effarée des quantités qu’ils mangeaient. «Ah! disait Mère, les Herranz ont des boyaux en manche de chemise...»

Tous les lundis après-midi, Louise, Clémence, Bertha, Gabrielle et une ou deux voisines se réunissaient pour boire le café. Mon frère avait baptisé ces réunions «La fanfare cycliste des mères chrétiennes», qui devint «les mères chrétiennes» pour toute la famille. Tous les lundis, mon père demandait: «C’est où les mères chrétiennes aujourd’hui?» J’y pense tous les vendredis quand Mel me demande: «Where is the coffee morning today?» (Où est le café ce matin?)car avec quelques amies, nous nous réunissons tous les vendredis matin pour boire le café et papoter. L’histoire se répète...

De telles familles n’existent pratiquement plus actuel- lement, mais je garde le souvenir d’une tribu qui, sans jamais s’immiscer dans les affaires des uns des autres, était tout simplement... là! Il y avait une chose certaine: on ne pouvait pas sortir du droit chemin car il y avait toujours un oncle, une tante, ou un beau-frère, ou la voisine d’un cousin qui vous voyait, et les parents étaient informés avant qu’on ait le temps de rentrer à la maison: le tam-tam familial aurait rendu des points à celui de la jungle!

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